L’Église des Actes des Apôtres : un style toujours actuel
Luc n’a pas élaboré une théologie de l’Église, mais il a mis en récit un style de vie ecclésiale. Nous n’employons pas le mot « style » avec la précision conceptuelle de la phénoménologie. Nous l’empruntons comme un mot commode qui permet d’énoncer comment l’Église se donne à voir dans l’histoire de sa naissance et de ses développements, dans sa « mise-au-monde ».
1 – Église de témoins suscités par l’Esprit.
L’Église naît de la Pentecôte. En pleine fête juive, elle honore le mémorial de l’Alliance mais lui donne aussitôt une nouveauté : elle s’exprime dans l’effusion de l’Esprit qui fait prophétiser et publier les merveilles de Dieu dans un langage accessible à toutes langues et cultures. De naissance, elle est suscitée et guidée par l’Esprit ; cela se manifestera souvent dans la conduite de la mission. C’est lui, le maître d’œuvre (13, 2). La Pentecôte de Jérusalem a ses émules en Samarie (8, 15-17), à Césarée (10,44-46), à Éphèse (19, 1-6). Il faut bien mesurer la portée du dialogue initial de Jésus avec les apôtres : ils lui demandent quand il va restaurer le royaume d’Israël. Jésus déplace radicalement la question. Il ne se situe pas dans une perspective de puissance au service de la religion ; il ne s’agit pas de royauté, mais de témoignage : « Baptisés dans l’Esprit, vous serez mes témoins à Jérusalem, en Judée, en Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre » (1, 6-8). L’Église renoue avec la fonction d’Israël d’être le témoin de Dieu au milieu des Nations (Is 43, 10), mais en intégrant les nations comme sujets, comme acteurs de ce témoignage et pas seulement destinataires. Il y a certes les témoins doublement qualifiés que sont les Douze apôtres comme témoins oculaires du ministère de Jésus et de sa résurrection. Mais l’Esprit Saint donné à tous les croyants fait d’eux aussi des témoins : Étienne, ton témoin (22, 20), par sa parole, par ses actes, par le don de sa vie. De la résurrection de Jésus et de sa portée salutaire, dit Pierre, « nous sommes témoins, nous et l’Esprit que Dieu a donné à tous ceux qui lui obéissent » (5, 32). C’est-à-dire tous les croyants qui obéissent à la Parole. C’est par la communauté sainte et fraternelle que l’Esprit se joint aux apôtres dans l’acte fondamental du témoignage.
2 – Église de la Parole
Conduite par l’Esprit, elle est au service de la Parole, habitée par la Parole. « Annoncer la Parole » est le refrain des Actes pour dire l’annonce de l’Évangile. Les Apôtres ne doivent pas en détourner la moindre parcelle de leur temps. Rien ne peut s’opposer à sa croissance. En pleine persécution, la communauté la dit avec assurance (4, 29-31). Paul lui est totalement consacré (18, 5). C’est à elle qu’il confie l’avenir des communautés qu’il a fondées : « À Dieu et à la Parole de sa grâce, qui a le pouvoir de bâtir l’édifice et de procurer l’héritage parmi tous les sanctifiés » (20, 30). La Parole attestée par la Loi et les Prophètes a trouvé son accomplissement dans l’évangile pascal. C’est par l’envoi de Jésus que Dieu a envoyé sa Parole à son peuple (10, 36). Luc ne dit pas que le Verbe s’est fait chair, mais il n’est pas loin de dire que la Parole annoncée par les Prophètes s’est faite Église. Quand le récit veut montrer l’accroissement de la communauté ecclésiale, il écrit que « la Parole croissait, augmentait, se multipliait » (6, 7 ; 12, 24 ; 13, 49).
3 – Église missionnaire
Elle bouge ; elle « se bouge ». Le récit des Actes décrit bien une communauté caractérisée par quatre marques déterminantes : enseignement des apôtres, communion fraternelle, fraction du pain, prières (2, 42-47). Mais c’est tout. Il n’y a pas d’autre lieu de réunion spécifique que « les maisons » où se pratique la fraction du pain (2, 46). Tout le reste est en public, au Temple que l’on fréquente encore quelque temps, sur une route… Le temps idéal de la communauté à Jérusalem, sur place, ne va pas durer. Elle est bousculée dès les origines avec le mouvement d’Étienne. Philippe en Samarie, Pierre à Césarée, les Hellénistes en dispersion, tout bouge, et le nouveau centre d’Antioche relance la mission. Jérusalem reste le pôle de référence, mais le premier des apôtres n’y reste pas, il laisse la place à Jacques et aux Anciens, il n’a rien de mieux à faire que de se rendre en quelqu’autre lieu de mission. Autrement dit, l’Église naît missionnaire ; elle a la mission dans ses gènes.
4 - Église de la Résurrection
Que l’Église soit témoin de la Résurrection de Jésus va bien au-delà d’un témoignage apologétique de miracle. Elle annonce la puissance de vie de la grâce de Dieu, qui rend aux plus marginaux de l’histoire du salut la possibilité d’entrer dans la maison et de louer Dieu. C’est ce que fait en gambadant le boiteux de la Belle Porte. Sa guérison est une magnifique illustration de l’annonce du Christ pascal comme annonce du pardon de Dieu offert à tous sans condition. L’Église remplit sa mission quand sa foi, comme celle de Pierre, lui fait dire : « Je n’ai ni or ni argent, mais ce que j’ai je te le donne : au Nom de Jésus-Christ de Nazareth, lève-toi et marche » (3,6).
Des deux faces de l’événement pascal, Luc a souverainement exalté la Résurrection de Jésus comme le summum de l’intervention divine pour résoudre la crise de l’histoire du salut. Les discours de Pierre à Jérusalem (2,14-34) et Césarée (10 34-43), et de Paul à Antioche (13,4-41) relisent l’histoire d’Israël et celle de Jésus comme une histoire dramatique que l’incompréhension et l’opposition des dirigeants et du peuple de Jérusalem ont failli faire échouer, mais que Dieu a pourtant accomplie à travers cette opposition elle-même en ressuscitant Jésus. Mesurons bien toute la portée que Luc donne à cette Résurrection de la part de Dieu : elle n’est pas une victoire qui laisserait les vaincus sur le carreau ; elle est un envoi pour la bénédiction (3, 26) qui retourne le Crucifié en Messie ressuscité, chargé de donner l’Esprit avec la rémission des péchés ; elle révèle que le salut est une grâce absolue. Le Dieu de la Promesse en fait le don sous la figure du pardon. Et de ce fait, il peut ouvrir la porte de la foi aux Nations sans préalable, et pas seulement à Israël. Le sens lucanien de la Résurrection de Jésus est au fondement de la proposition universelle du salut ; s’il y a toujours un « d’abord » pour Israël, il n’y a plus d’exclusivité, parce que l’acte de Dieu dans l’événement pascal a dépassé Israël.
5 – Eglise – communion
Les tableaux de la communauté primitive à Jérusalem exaltent « l’être ensemble » depuis la communion spirituelle dans la foi jusqu’au partage des biens matériels (2, 42-47 ; 4, 32-35). Cela n’est pas un supplément de la Pentecôte, comme si l’irruption de l’Esprit se limitait à produire des paroles exaltantes ; le récit ne s’achève que par la réponse au discours de Pierre : le baptême des 3000 et la constitution d’une communauté qui est une authentique fraternité (2, 41-47). Mais on n’est encore qu’au début de la découverte de l’ampleur et de la profondeur universelles de cette fraternité. Le moment décisif en sera le récit de la rencontre entre Pierre et Corneille (10-11). Toute discrimination est surmontée. Il n’y a plus d’impur en soi dans l’humanité. Pour en arriver là, il faudra prendre conscience que la vocation particulière d’un groupe humain (l’élection d’Israël) n’est pas une fin en soi, mais un chemin de révélation d’un dessein universel de salut. On pourra désormais « manger ensemble ». Le geste simple du repas, qui est aussi le lieu de « la fraction du pain », pourra moyennant certains accommodements, respectueux des différences légitimes, exprimer la fraternité en Christ.
L’extension de l’Église au-delà du monde juif amène un partage entre Églises des Nations et Église de Jérusalem qui est la réplique et l’extension du partage originel (11,27-30). En outre si, dans cette communauté, il y a des responsables (les Douze, 1, 12-26 ; les Sept, 6,1-6 ; les Cinq, 13,1-2 ; les Anciens, 14,23 ; les Épiscopes, 20, 28), tous sont des frères les uns pour les autres, comme nous l’avons relevé dans le libellé de la lettre de la Conférence de Jérusalem, et l’ensemble des communautés est mis à contribution pour la prière (4,23-31), pour les choix missionnaires (13, 1-3), pour l’expression de la foi (15, 1-4 ; 23-35).
Aucun de ces traits de la vie ecclésiale n’est périmé ; ils se proposent à notre réinvention aujourd’hui : non dans une répétition, mais dans la créativité de l’Esprit Saint, dans le souci de la communion à tous les niveaux de la vie ecclésiale, dans l’ouverture apostolique sans limites et dans la fidélité du témoignage.
Paul Bony